Ma cuisine en fiction : entre narration de soi et esthétisme télévisuel
Il y a des pièces dans une maison qui marquent plus que d’autres. Des espaces qui nous accueillent au quotidien tout en racontant, en silence, ce que nous sommes—ou ce que nous rêvons d’être. Pour moi, ces lieux se trouvent tant à l’intérieur qu’aux abords de ma maison. Et l’un d'eux est bien évidemment la cuisine.
Quand Lou, ma filleule âgée de 12 ans, a lancé « Wesh, tu t’es cru dans un palace ? On dirait celles qu’on voit dans les Disney », lorsqu’elle a découvert la cuisinière que j’ai choisie, elle ne faisait pas que complimenter mes goûts de luxe. (Ou plutôt, mes goûts de champagne sur un budget limonade LOL.) Elle mettait carrément le doigt sur ce que je tente de construire avec le Grand Mercurial Hall. Au diable les côtés (trop) pratiques ; ce que je veux, c’est vivre dans un esthétisme domestique bien précis. Un environnement narratif qui me ressemble, qui me raconte, et qui accessoirement, déclenche la mémoire collective.
Immersion dans mes séries télé préférées
Ceux qui me connaissent diront que c’est sans grande surprise : j’ai imaginé ma future cuisine à l’américaine. Un peu too much pour moi qui ne cuisine pas, direz-vous. Voire même une réelle perte de place. Pourtant, je n’aurais pas pu la concevoir autrement. C’est toujours comme ça, à l’américaine, que j’ai imaginé la cuisine idéale.
À mes yeux, les cuisines américaines ont quelque chose de mythique. Elles sont souvent spacieuses, ouvertes, généreuses, douces, conviviales, théâtrales... Je pense à ces immenses îlots centraux où les maîtres de maison font refroidir des cookies tout juste sortis du four, à ces placards remplis de boîtes de céréales multicolores, à ces bruits de glaçons qui descendent à toute vitesse directement depuis la porte du frigo… Je vois ces cuisines comme des gardiennes de la mémoire. Des gardiennes de la culture et des traditions. On y prépare la dinde de Thanksgiving en famille, on y transmet des recettes qui n’existent que dans les carnets tachés des grand-mères… Elles sont des lieux d’échanges et de partage, où différentes générations se croisent, s’attardent, s’aiment et se déchirent.
Je pense aussi aux cuisines de nos séries télévisées préférées. Par exemple, chez Lorelai et Rory Gilmore (Gilmore Girls), on y boit des litres de café et y dévore des pancakes réchauffés à la va-vite entre deux réparties cinglantes entre mère célibataire et fille unique. Chez Bree van de Kamp (Desperate Housewives), on y dissimule ses failles et souffrances dans des tartes parfaitement symétriques et sous des napes impeccablement repassées. Chez Monica Geller (Friends), on pousse la porte sans frapper et on y trouve une assiette et une oreille, comme si la table avait toujours été mise pour toi. Chez les Carrington (Dynasty), la cuisine est assez vaste pour ne pas croiser son ennemie jurée — ou pour esquiver avec grâce les verres de Chardonnay lancés à la figure. Chez les Banks (Le Prince de Bel Air), on y passe la porte pour un petit-déjeuner princier et on reste pour une réplique — parce qu’entre deux gorgées de jus d’orange fraîchement pressé, Will Smith et co. transforment la cuisine en scène de stand-up. Et enfin, il y a la cuisine des Villanueva (Jane the Virgin), saturée de prières murmurées entre trois générations de femmes profondément croyantes. Un sanctuaire où l’on soigne les blessures du cœur avec des grilled cheese. Un théâtre où les masques tombent, où les secrets de famille se révèlent et les confrontations s’y jouent sans artifice, entre amour inconditionnel, maladresses et silences lourds. C’est une pièce où l’on célèbre surtout la vie, même dans ses chaos les plus imprévus. Et c’est aussi là, parfois, que Jane s’installe pour écrire son roman. Parce qu’entre le frigo qui ronronne, l’huile dans la poêle qui crépite et la voix de sa grand-mère qui fredonne en arrière-plan, la cuisine devient pour elle un puits à souvenirs où les histoires prennent racine.
A mes yeux, la cuisine idéale évoque tous ces clichés à la fois esthétiques et émotionnels. Pour le Grand Mercurial Hall, j’ai tout pensé pour que cette partie de la maison raconte quelque chose et ne se contente pas d’être qu’une simple histoire de practicité, de goût ou de tendance.
“Ma cuisine à moi porte en elle une fascination profonde pour le rêve américain : pour une promesse d’un foyer où règnent la chaleur, la réussite et l’espoir.”
A elle seule, elle recrée l’atmosphère chaleureuse et rassurante que l’on voit souvent à la télévision ; ces moments d’intimité récurrents partagés en famille ou entre amis autour d’un repas. Des moments que j’ai perdus il y a longtemps, depuis le divorce de mes parents, mais que j’aspire profondément à retrouver un jour.
Quant à son esthétisme, marqué par l’alliance d’un blanc immaculé et d’un doré chaleureux, il incarne une aspiration à l’intemporalité. Ce design classique, qui traverse les époques sans jamais se démoder, reflète un idéal vers lequel je tends encore. Le blanc pur invite à la clarté et à la lumière, tandis que le doré apporte une touche de chaleur et de préciosité, évoquant une réussite et une richesse que je cherche à la fois à construire et à conserver. Une réussite qui ne soit pas ostentatoire, mais sincère et durable. Qui ne se mesure ni en biens accumulés ni en statut social, mais qui s’inscrit plutôt dans la capacité à créer un environnement fidèle à soi-même, un espace qui apaise, qui élève, et qui raconte une histoire sincère. Qui se mesure par la profondeur et la longévité des liens que je parviens à créer, par la constance de mes valeurs, et par la beauté des choses simples auxquelles je choisi de donner un sens.
Un jour, j’espère que mes proches, mes amis, peut-être même leurs enfants (parce que moi, il est presque certain que je n’en aurai pas LOL), viendront y déposer un peu de leur propre histoire. J’espère qu’on y rira fort, qu’on y pleurera parfois, mais surtout qu’on s’y sentira chez soi. Car au fond, c’est ça, mon rêve américain : bâtir un refuge, un lieu qui rassemble, un foyer où l’on se sent à la fois chez soi et libre d’être soi, à l’abri de tout jugement.
Ainsi, ma future cuisine est à la fois un refuge et une scène où s’incarne une tension intime entre mes rêves et ma réalité : une scène de film familial face à la solitude de mon quotidien. Elle raconte la vie que je vis vraiment et celle que j’aspire à vivre.
Et pourtant, ce n’est qu’une cuisine. Il ne s’agit factuellement que de meubles, de matériaux, de couleurs, d’appareillages, d’accessoires… Il ne s’agit que d’apparence—que l’on qualifie souvent comme une qualité superficielle. Mais pour moi, l’apparence et la beauté sont un langage à travers lequel mon fort intérieur parvient à se révéler.
Cette cuisine, c’est ma revanche. C’est une promesse de réparation que j’adresse à mon moi de 10 ans qui ne voulait pas d’une famille désunie.
Et dans cette scène, il y a mon père
Au-delà d’une promesse à moi-même, cette cuisine, c’est aussi un héritage laissé par mon père. Cuisiniste de métier, nous l’avons dessinée ensemble, tout juste quelques mois avant qu’il prenne sa retraite.
Nous l’avons dessinée non pas d’un seul trait, mais au terme d’un véritable duel fait d’arguments, de débats, de rires et d’obstination. Il a été le premier d’une longue liste de commerçants à me dire : “Ce n’est plus à la mode, on ne fait plus des cuisines classiques comme ça” ; “On ne fait pas ça ici. Ca n’existe pas en Belgique" ; “Beh, vas aux Etats-Unis, alors !” ; “Oh, Savannah… (soupirs)” ; “J’en ai eu des clients chiants mais des comme toi, jamais” ; “Non, du granite c’est trop cher!”. Une rengaine que j’ai aussi entendue alors que j’étais à la recherche de mon carrelage, mes châssis, ma salle de bain de rêve… et à laquelle je souriais en silence, sûre de mes choix.
Au début, on travaillait chacun de notre côté. Je lui dictais mes idées à distance (bien sûr, en tenant compte—ou pas—des inputs que je demandais à mes autres proches), il réalisait les plans de son côté. Mais j’ai très vite dû passer aux choses sérieuses : monter jusqu’à son magasin. Je suis arrivée un soir, j’ai tiré une chaise pour m’installer derrière son bureau, et je me suis assise à ses côtés, prête à refaire le monde… ou du moins, ma cuisine.
Plan après plan, croquis après croquis, j’ai donné mes ordres de petit chef tandis que lui essayait de tempérer mes ambitions avec son pragmatisme légendaire. Nous avons dessiné, corrigé, débattu. Lui voulait protéger mes économies, moi je voulais du luxe. Je voulais aussi qu’il ajoute un miroir sur le mur, des lustres et des croisillons aux fenêtres dans ses plans, malgré son programme de conception hyper lent.
On a fait pas loin de cinq projets avant de parvenir à un jet final. Cinq brouillons de rêves, avant de trouver la bonne version de ce que je portais en moi. Et malgré nos différences, il a conçu exactement la cuisine qu’il me fallait. Il s’est démené pour trouver la cuisinière de mes rêves—celle qui fait claquer toute la pièce : j’ai nommé, la cuisinière ILVE Nostalgie. Il a appelé les fournisseurs, son patron…il a négocié des prix compétitifs, comme on décroche une étoile pour quelqu'un qu’on aime.
Du coup, cette cuisine, c’est aussi un souvenir symbolique partagé avec mon père. Elle est le premier projet que nous avons construit ensemble. Une cuisine, oui — mais surtout une preuve d’amour déguisée en plan technique.
Alors, merci papa. Moi aussi, je t’aime.